mardi 7 juillet 2009

Sol 28-31 de Jean-Pierre Rosnay

Je vous donne mon corps, avait dit la jeune femme, au demeurant fort désirable, belle comme une corrida au fond d'un corridor, mais qui n'avait sans doute qu'un sens très relatif du langage et des mille et une répercussions qu'une formulation, en apparence anodine, peut déclencher dans un esprit exigeant et précis.

Le jeune homme, timide, réservé peut-être, à moins que ce ne fut qu'attitude, au demeurant beau comme un olivier de Corfou, acheva son bock de bière. C'est vraiment très aimable, dit-il, mais c'est trop. Votre corps, qu'en ferais-je? Vais-je le débiter en tranche? Ce serait dommage. Et où le mettrais-je? Et qui pourvoira à son entretien? Vous ou moi? J'ai déjà tellement de difficultés avec le mien! Imaginez que toutes les femmes se comportent comme vous et me fassent cadeau de leur corps. Vous me voyez à la tête d'un régiment de femmes, moi qui suis déjà débordé lorsque j'en ai plus de trois dans mon lit.

Notez que je suis flatté des sentiments qui vous animent à mon égard, seulement, il en va souvent ainsi,vous les femmes ne pensez jamais aux conséquences de vos prodigalités.

Supposez que je m'attache à ce corps, et qu'une maladie l'agresse, le dégrade puis l'emporte. Il me faudra encore demander un congé à mon employeur, faire un trou de mes mains au cimetière, car je n'ai guère les moyens de m'offrir un fossoyeur en ces moments de crise, vous y descendre, vous couvrir de fleurs, car je suis sur que vous adorez les fleurs, vous pleurer, forcément, car je suis sensible et même hypersensible, absorber des tranquillisants pendants 2 semaines pour apprendre à me passer de vous, de ce corps auquel je me serais peut être attaché.

J'espère que vous le comprenez, votre offre n'est pas raisonnable, et je n'y donne pas suite, ne vous en affligez point, ne vous en sentez pas offensée mais songez simplement que vous êtes un peu, comment dirais-je, excessive. Vous m'eussiez dit, je vous prête mon corps, soit; nous eussions débattu au cours d'un tendre repas le lieu, la nuit à consacrer à ce précieux échange et je vous eus sans doute, si mon emploi du temps me l'avais permis, volontiers pour ma part prêté pour un moment ce qui vous fait défaut, que vous pourriez d'ailleurs trouver chez d'autres comme chez moi.

Mais je vous en prie, dans votre intérêt, ne faîtes plus de cadeaux aussi somptueux et encombrants que celui que vous m'avez innocemment proposé, faîtes vous un peu attendre, faute de quoi, il n'est pas un homme, recouvert de poils, de plumes ou d'écailles, malgré les deux orages de votre regard et les mérites esthétiques de ce corps dont vous êtes à juste titre si fière, mais quelques peu embarrassée, qui résistera au plaisir de vous résister.

Je vous aimerai peut être, qui sait, un jour de pluie ou après boire.

L'homme acheva son bock de bière, régla les consommations et se leva après avoir griffonné au dos du paquet de cigarettes de la jeune femme:

-Jean-Pierre,
SOL 28-31, aux heures de bureau.-

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